Il s´agit du dernier préjugé à la mode dans les cercles, décidément très tourmentés, de l´Aikido:
Ueshiba Morihei aurait, en réalité, pratiqué le Daito-ryu Aikijujutsu pendant toute sa prolifique carrière martiale en utilisant différentes appellations: Aiki-jujutsu, Aiki-bujutsu, Aiki-budo avant d´opter définitivement pour le terme Aikido. Plus surprenant encore, O´Sensei n´aurait pas apporté de modifications significatives dans l´exécution des techniques, et ne serait pas non plus à l´origine de l´évolution technique et philosophique de l´art constatée après guerre, cette tache ingrate incombant à Ueshiba Kisshomaru, fils du fondateur et à Tohei Koichi.
Bien évidemment, cette affirmation est très loin de faire l´unanimité parmi les pratiquants de cet art moderne et, meme si cette nouvelle piste de recherche pourrait, à première vue, préter à sourire, elle mérite néanmoins que l´on y accorde une attention toute particulière.
En réalité, cette hypothèse est d´autant plus controversée que Ueshiba Morihei, puis l´Aikikai par la suite, n´ont eu de cesse, à partir des années 1930, de faire disparaitre quasi systématiquement tous les liens qui reliaient la méthode Aikido et son fondateur avec le Daito-ryu Aikijujutsu et sa principale figure de proue Takeda Sokaku.
Il est donc relativement surprenant que certains pratiquants d´Aikido s´évertuent à prouver la réalité d´une transmission et d´une continuité technique entre ces 2 grandes figures du Budo du XX ème siècle bien après leur séparation officielle qui intervient en 1936. Une démarche qui tient bien plus de la gageure que d´une réflexion censée reposant sur des éléments concrets.
C´est à Engaru,en 1915 dans le nord du Hokkaido que Ueshiba fait la connaissance de Takeda Sokaku, l´un des plus grands maitres d´arts martiaux de l´époque. Ce dernier est issu d´une famille de samourais comprenant de nombreux experts en arts martiaux et enseigne une méthode de Bujutsu qui était autrefois exclusivement réservée aux seuls hauts dignitaires du clan Aizu: le Daito-ryu (aiki)jujutsu.
Ueshiba, un solide trentenaire connu pour sa force herculéenne est complètement dominé par Takeda Sokaku et décide immédiatement de devenir son élève. Ueshiba, qui est à la fois doué et enthousiaste, devient très rapidement un des meilleurs pratiquants de Daito-ryu.
Ainsi entre 1915 et 1919, date à laquelle Ueshiba quitte définitivement le Hokkaido, il aura participé à pas moins de 9 sessions d´entrainement d´une durée de 10 jours chacun, un chiffre considérable qui le place sans conteste parmi les élèves les plus assidus de Sokaku.
Les relations entre les 2 hommes commencent à se tendre à partir de 1922. A cette époque, Ueshiba est à Ayabe ou il enseigne les technique du Daito-ryu Aikijujutsu à des adeptes d´une secte religieuse connue sous le nom d´Omoto-kyo.
Sokaku et le nouveau mentor spirituel de Ueshiba, Deguchi Onisaburo, n´entretiennent pas de relations cordiales, loin s´en faut, sans qu´il soit pour autant possible de définir avec précision le ou les motifs d´une telle inimitié. A l´issue du séjour de Sokaku à Ayabe, entre avril et septembre 1922, ce dernier décerne le Kyoju Dairi (un certificat de maitrise avancée) à Ueshiba.
Ce long séjour à Ayabe constitue un véritable tournant dans l´évolution des relations entre Ueshiba et Takeda. En effet, après cette date, il apparait que les rencontres entre le maitre et l´élève se soient réduites comme peau de chagrin puisqu´il n´est possible d´établir avec certitude que 2 contacts entre 1922 et 1936.
Il existe beaucoup d´hypothèses sur les raisons profondes et réelles qui ont conduit à cette séparation progressive mais inéluctable. Elles sont à la fois nombreuses et, d´une certaine facon, liées entre elles. Il est évident que la personnalité, la vision du monde, l´orientation religieuse de Ueshiba n´était guère compatible avec celles de Sokaku. Or, ces memes différences vont profondément imprégner l´Aikido de Ueshiba par opposition au Daito-ryu Aikijujutsu de Takeda Sokaku.
Par chance, il existe un document tout à fait exceptionnel et miraculeusement préservé datant de 1935 qui nous offre la possibilité de juger des techniques de Ueshiba au cours d´une démonstration d´un art qui ne s´appelle pas encore Aikido dans le dojo du quotidien Asahi-news à Osaka.
L´étude de ce film laisse déjà apparaitre d´importantes différences, et non des moindres, tant dans le fond que dans la forme entre les techniques de Daito-ryu Aikijujutsu, telles qu´elles ont été préservées et transmises par Takeda Sokaku puis par son fils Tokimune, et celles qui seront popularisées à grande échelle sous le nom de Aikido.
On notera tout particulièrement l´absence totale de la notion de distance (ma-ai) ainsi que du zanshin. Les uke de Ueshiba se ruent littéralement à l´assaut et saisissent sans grande conviction le poignet qui leur est tendu avant d´etre projetés. Cette facon de procéder est en complète contradiction avec celle en vigueur en Daito-ryu. En effet, en Daito-ryu, il appartient à l´agresseur de venir saisir tori d´ou l´importance de la distance. C´est cette dernière qui permet à tori de se préparer en appliquant dans des conditions optimales go no sen. Une fois projeté, uke est ensuite maintenu au sol à l´aide d´une multitude de katame waza, toutes plus douloureuses les unes que les autres avant d´etre symboliquement "achevé" (todome).
Ce qui est différent par rapport aux autres écoles, c´est que l´on maintient l´adversaire au sol en utilisant le genou.. Puis, on saisit les cheveux de l´adversaire de facon à lui trancher la tete. Il s´agit de la véritable facon d´appliquer la technique en Daito-ryu. On pourrait se demander: "Quel sens cela a t´il à notre époque?" Il s´agit néanmoins d´un concept de base en Daito-ryu. Lorsque l´on maintient un adversaire au sol avec le genou, les mains sont libres. Puis, on peut lui trancher la gorge. Il est impératif de rester vigilant jusqu´à cet instant. Il est également possible de gérer des situations face à plusieurs agresseurs en utilisant nos mains libres dès lors qu´un agresseur a été bloqué au sol avec le genou. C´est l´essence meme du Daito-ryu. Lorsque l´on maintient un adversaire au sol avec tout notre poids corporel concentré dans le genou, l´ennemi ne peut pas se relever. Chaque technique est létale, Aucune technique n´offre d´ouvertures. La méthodologie en Daito-ryu est complètement différente de celles des autres écoles[....] Nous enseignons ces méthodes de facon stricte aux étudiants. Par conséquent, la pratique est violente, et un petit peu différente comparée aux autres types de pratique et également différente de la pratique souple utilisant l´aiki.
Takeda Tokimune
La citation ci-dessus illustre à merveille les principales différences entre ce qui est enseigné en Daito-ryu et ce que l´on peut constater sur la vidéo de 1935, pourtant estampillée Aikido d´avant guerre, et sur laquelle on ne retrouve aucun des éléments indiqués par Takeda Tokimune. Ma-ai très approximatif, redondance des "attaques", peu ou prou de katame waza, absence totale d´atemi final (todome) et de zanshin. Quant à la forme et à la dynamique de la démonstration, elle préfigure sans l´ombre d´un doute les nombreuses démonstrations à venir après la seconde guerre mondiale. Ueshiba effectue de larges esquives et des tai sabaki très amples face à des attaquants qui se jettent littéralement sur lui.
Il apparait donc que Ueshiba avait déjà très sensiblement modifié les techniques et l´esprit du Daito-ryu dans son élaboration personnelle et, ce avant 1935, comme le démontre le film tourné à Osaka. L´hypothèse avancée par certains chercheurs ne résiste donc pas à la plus simple et à la plus basique analyse que l´on prenne en considération l´aspect Aiki ou non. Si le lien historique perdure, la filiation technique est, pour sa part, bien révolue. A ce titre, le terme de Daito-ryu Ueshiba-ha apparait bien peu pertinent tandis que le choix d´Aikido prend tout son sens.